de tourner la page de l’EI
Les habitants de Teleskuf, village chrétien à la frontière du Kurdistan irakien, peuvent aujourd’hui revenir chez eux après avoir fui l’État islamique. Les villageois y étaient restés jusqu’au 6 août 2014, alors que le bruit des combats, à une dizaine de kilomètres de leur village, se faisait de plus en plus retentissant. La dernière famille en est partie alors que les troupes de l’EI pénétraient dans le village. Leur foyer n’a pas été épargné, puisqu’il a été le poste avancé de l’EI pendant quelques semaines, avant d’être le théâtre de combats (les plus gros ayant eu lieu en avril 2015) entre les jihadistes et les soldats kurdes jusqu’à l’automne 2016.
La libération de la localité puis la victoire contre l’EI ont permis aux habitants de revenir progressivement au village : 800 familles sont désormais de retour, protégées par les soldats qui surveillent l’unique route permettant d’y entrer, les autres ayant été bloquées par souci de sécurité.
« J’ai mis deux ans et demi à revenir », témoigne auprès de L’Orient-Le Jour Marvin, étudiant ingénieur originaire de ce village, encore profondément marqué par les conditions difficiles de son exil à Erbil. « Je n’avais aucun endroit où habiter », poursuit-il. Pris en charge par le père Salar, curé du village, le retour des villageois s’effectue par vagues successives : chaque famille qui rentre chez elle encourage ses amis à revenir, et aucune ne serait de retour si elle avait été la seule. À partir du moment où dix familles sont revenues s’installer, dix autres ont suivi, et ainsi de suite ; c’est ce qui permet au village de reprendre vie, petit à petit. Très présente dans le village, l’association SOS Chrétiens d’Orient coopère avec le père Salar qui lui indique les boutiques à réparer, les fournisseurs à privilégier ainsi que les familles à soutenir en priorité.
Bilbo et Mario
Voyant leur village se reconstruire, les habitants reprennent espoir et viennent aider les volontaires de l’association. « Les volontaires de SOS Chrétiens d’Orient font tout ce qui est en leur pouvoir pour nous rendre notre vie d’avant (…). Je suis fier de travailler avec eux pour les merveilleux services qu’ils rendent au village », dit Marvin. Avec sa barbe et ses profonds yeux bleus, l’étudiant vient apporter gratuitement ses services en tant que traducteur chaque jour, dès cinq heures du matin. Au chantier du cimetière, où il faut reconstruire le mur détruit par le souffle de l’explosion d’une voiture piégée, il est rapidement rejoint par quatre de ses compatriotes, surnommés ainsi par les autres bénévoles : Bilbo, car il est aussi petit qu’un hobbit ; Crassus, parce qu’il fait le chef; Mario, à cause de ses vêtements ; et Captain number 0, car il leur semblait utile.Ces chantiers menés hiver comme été n’adoucissent que légèrement les conditions de vie des villageois. « C’était très dur de revenir, pour plusieurs raisons. D’abord à cause de la présence du quartier général des militaires dans le village, ensuite les maisons devaient être réparées, et enfin les meubles avaient été volés », confirme Evan, traducteur à temps plein pour l’association.
En dépit de ces difficultés, 250 familles originaires de Mossoul sont venues s’installer dans ce village, car elles ne veulent pas revenir chez elles. Pour elles, les conditions d’un retour dans la capitale de la plaine de Ninive sont bien plus dures qu’une installation dans le village de Teleskuf.
La gravité et la maturité des jeunes du village témoignent de ce quotidien difficile encore un an après leur retour au village. « Il n’y a plus autant de gens qu’avant, il n’y a plus autant de travail, donc c’est dur de gagner de quoi vivre. Et il y a tellement de choses à reconstruire dans le village. Et l’une des principales raisons de nos difficultés est la situation fragile du pays », ajoute Evan.
Ce village, autrefois plateforme commerciale de la région, est aujourd’hui déserté : la rue principale, ombragée et semée de bancs, où tout le monde appréciait se promener le soir au point qu’on avait du mal à y marcher, ne connaît aujourd’hui plus que quelques rares visiteurs. Des sourires éclairent cependant les visages des enfants, frappants de spontanéité et de joie de vivre. « Je suis revenu dans mon village parce que c’est mon minipays. Il y a là l’histoire de ma famille », témoigne Evan. Le départ de chacun d’eux signifierait le déracinement potentiel de leur communauté, puisque leur culture risquait de se dissoudre dans la société occidentale, selon la communauté religieuse sur place. Tanneguy Roblin, qui dirige les missions de l’association SOS – Chrétiens d’Orient en Irak, va plus loin dans cette pensée, affirmant qu’ils risquent de rencontrer des problèmes d’adaptation, une fois arrivés. Il connaît ainsi des cas de familles qui sont rentrées en Irak après avoir tenté d’émigrer en France, car elles ne parvenaient pas à s’adapter au mode de vie occidental.
Article écrit par Louise THIEBAULT