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Après avoir vécu le meilleur, j’ai vécu le pire.

Je suis volontaire en Syrie depuis six mois et après avoir vécu le meilleur, j’ai vécu le pire.

Ce 6 février, la terre s’est ouverte à Alep et j’étais là, impuissante. A 4h17 du matin, Aude et moi sommes réveillées en sursaut par de terribles secousses. Des vitres éclatent, des meubles tombent, des voisins crient. Nous ne parvenons pas à nous entendre. Nous avons très peur …

Je récite une prière mais je suis démunie. Les secondes sont interminables. Puis tout s’arrête, enfin. Nous mettons nos chaussures, prenons notre sac de survie et nos papiers et sortons de l’appartement pour nous réfugier dans la rue. Nos voisins y sont déjà, en pyjama, le long du canal. Il pleut, nos chaussures sont trempées, il fait très froid.

Un cortège de voitures encombre les rues, des immeubles se sont effondrés, des pierres et des débris jonchent le sol. Les deux tours de l’église Saint-Élie ont perdu leur façade. A la lueur de leur téléphone, les Syriens se serrent dans les bras, d’autres passent des coups de fil.

Subitement, comme des feux d’artifice explosent derrière nous. Après s’être coupée, l’électricité fait disjoncter les boitiers endommagés. En face, un immeuble est bloqué par sa porte encombrée. Des survivants en sortent un par un. Il pleut toujours et les gouttes de pluie se mêlent aux larmes. Ce peuple déjà souffrant ne méritait pas cette terrible épreuve.

D’abord évacuées à Damas par mesure de sécurité, nous sommes de retour deux jours plus tard, et là, je suis saisie. Ce qui s’est passé ici est indescriptible. En un instant la vie a basculé dans le chaos.

Des immeubles ont perdu leur façade laissant paraître l’intimité des appartements suspendus à l’air libre. Des câbles et armatures en ferraille s’éparpillent partout, pliés et emmêlés par une force supérieure.

Et quand les yeux ne supportent plus la vue de ces hauteurs brisées et se tournent vers le sol, ils tombent immanquablement sur ces objets du quotidien, cet album pour enfant coincé au milieu des gravats. L’enfant qui souriait aux images est-il encore de ce monde ? Et le père qui le tenait sur ses genoux et lui chuchotait les mots écrits sur les pages ? Et la mère, attendrie, qui devait regarder cette scène en souriant depuis la porte de la chambre ?

L’œil vissé sur l’œilleton de mon appareil photo, je vois des milliers de visages d’hommes et de femmes tiraillés par l’angoisse et pourtant je décèle aussi le courage. 

Certains sont abattus, les yeux dans le vide, reflétant une tristesse infinie, le désespoir, l’humiliation. Ils ne me prêtent aucune attention. Ils ont les mains dans le dos ou les genoux croisés sur le fauteuil, les lèvres closes, et ce regard si poignant, qui me marque à jamais. Je n’ai même pas la force de leur sourire, comme si c’était indécent, comme si c’était déjà trop violent pour eux.

On comprend aisément l’horreur qu’ils ont dû vivre de quitter toute une vie, cette vie qui avait été en suspend pendant toutes ces années de guerre. Là, c’est en quelques secondes, qu’ils ont dû abandonner, parfois définitivement, confort, bien-être, intimité, mais aussi souvenirs, instants intemporels de vie et de se retrouver là sans affaires, dans ces vêtements encore empreints de la catastrophe et dormir le soir entourés d’inconnus malheureux.

Les plus résistants parviennent à œuvrer, à leur niveau bien-sûr. Tout est à refaire, mais comme ils ne peuvent pas tout faire, ils commencent par un petit pas. Partout à Alep, les responsables des paroisses et communautés ont ouvert leurs portes en urgence à des milliers de nécessiteux. Ils organisent la répartition des familles entres les pièces d’accueil pour la nuit, la distribution d’une couverture et d’un matelas par personne et veillent que chacun mange à sa faim.

Devant la pièce aménagée en cuisine, près de 2000 personnes attendent leur repas. Les hommes s’attachent à la logistique et œuvrent de façon à ce que tout le monde soit rassasié.

Certaines mères désemparées font preuve d’une immense résilience et se donnent toute entière pour leurs enfants, qui subissent sans comprendre. Mais dans leur chagrin, on les imagine aussi heureuses et soulagées que la chair de leur chair soit encore en vie.

Celles, qui n’ont pas ou plus cette charge d’âmes et malgré les maux d’un corps vieillissant, se donnent volontairement à la cuisine, coupent des centaines de choux pour la salade du jour, ou brassent la soupe dans les énormes marmites, le tout souvent dans un silence simple et finalement éloquent. Dans mon esprit, ces femmes sont comparables à des montagnes. Elles sont si fortes, si pures, elles ont tant vécu, et malgré la guerre, malgré la crise sociale, les pénuries et les sanctions, malgré cette nouvelle catastrophe, elles sont là, debout, ancrées à jamais dans leur terre.

Face à cette tragédie, les jeunes prennent soin des personnes âgés. Chrétiens et musulmans font tomber les masques des conventions religieuses le temps de retrouver une dignité humaine commune. Je ne resterai jamais indemne d’une si simple et belle démonstration de charité humaine.

Et puis il y a ces enfants si forts, et pourtant si faibles ! Ils sont si joyeux et pourtant si malheureux, ils sont si attendrissants, et pourtant si défigurés, ces enfants des rues d’Alep, ces petites vies à qui le tremblement de terre a tout pris. Quand le soleil se cache derrière les nuages, ces enfants en deviennent les rayons. Les voir jouer au milieu des pierres désormais immobiles, les voir imaginer des trésors ensevelis ici et formuler mille combinaisons pour découvrir le passage secret qui les y mènera, ne peux laisser indemne.

Je reste des minutes entières à les regarder s’agiter en riant, en se chamaillant, les fillettes qui esquissent des sourires charmeurs ou les petits d’hommes frimeurs qui soulèvent non sans difficulté des outils trop lourds pour eux. Et puis ce petit frère qui coiffe de ses mains sales les cheveux trop emmêlés de sa sœur, ou ces bandes de filou qui s’arrosent de gouttes d’eau et d’éclats de rire.

Je ris avec eux, j’en pleure même mais je chasse bien vite cette larme traitresse. Serais-je plus faible qu’eux ? Je pense bien oui. Ma famille est en sécurité, mes amis aussi, et mes quelques biens, ma maison et mes souvenirs, n’ont pas disparus. Mon corps a même été épargné ; j’ai tellement de chance, je ne peux pas repousser l’idée que c’est injuste, c’est même ingrat. Mais la cause que je sers, en étant présente ici et en vous reportant ces mots et ces photos, m’encourage à aller de l’avant et à les aider de tout mon cœur.

Pour cette fillette qui se pourlèche les lèvres de son jus d’orange et marche d’un pas bien décidé, pour ces jeunes éboueurs chargés d’un gros sacs de déchets et dont on lit le désespoir dans les yeux, pour ce petit accroupi, menton appuyé contre la bouteille d’eau, la tête dans la lune ou le vide, pour ces joueurs en herbe, qui passent plus de temps à ramasser la balle et se relever plutôt que multiplier les échanges, pour ce garçon solitaire qui verse le seau de céréales pour les chèvres, pour cette petite fille qui fait tournoyer sa corde à sauter dans les airs et me sourit, fière de son tour, pour cet adolescent et son père, main dans la main, un décor en miette sous les pieds, qui me démontrent que l’horreur est surmontable, et puis finalement pour ce bébé sur les genoux de sa grand-mère qui lève le poing, comme un signe révélateur du courage, comme si la grand-mère, à travers cet enfant, tous deux sourires aux lèvres, me criaient « Nous allons y arriver ! »

Les jours passent et nous ne lésinons pas sur les donations de colis hygiéniques et alimentaires aux familles victimes du séisme. Alors, je constate que, comme la fumée des cheminées des toits des maisons d’Alep, s’élève dans l’air un hymne d’espoir.

Tendez l’oreille… Vous entendez ? Après le silence assourdissant généré par la terre craquée, les familles brisées, les vies enlevées, d’Alep se dégage un doux murmure… Pour le saisir il faut se faire discrète et attentive.

Alors, délicatement, vous entendrez le renouveau, l’après, l’avenir, ce grand homme qui, pas après pas, conquiert l’espace et le temps.

Vous entendez les coups de scie et le souffle puissant du garçon qui œuvre sur le bois, les cageots de fruits qui s’entrechoquent et les mandarines qui roulent, les pas difficiles de ces déménageurs qui triment sous le poids du fauteuil neuf, la roue grinçante du chariot ambulant chargé de tomates, la clef à molette qui s’agite dans les mains de l’apprenti mécanicien sous la voiture, le couteau du boucher qui scinde la viande avec dextérité, la truelle du maçon qui redonne forme et texture, la mousse en effervescence sur les vitres qui efface les poussières noires d’un triste passé, la pelle qui racle le sol et dépose franchement les débris dans la brouette, le tractopelle vrombissant d’énergie qui dégage ce qui est écroulé, et puis les conversations chuchotées qui fuitent çà et là, la parole qui revient sur les lèvres des Aleppins.

Devant la caméra ils témoignent, ils posent des mots, et parfois cela leur fait mal mais ils le font, comme une manière d’extérioriser l’horreur qu’on cache enfoui dans son esprit marqué pour toujours.

Ils me parlent, ils se parlent, les rues se remplissent et s’animent, les sourires regagnent les visages, les enfants jouent, les pères bâtissent, les mères sont vectrices de vie.

Oh comme j’aurais aimé que vous soyez avec moi pour entendre cette mélodie de l’espoir, ces notes d’inspiration, cette symphonie d’optimisme qui présage d’un plus bel avenir : celui de la tête baissée qui réexpose son visage à la lumière, le genou à terre qui se relève du sol poussiéreux, les épaules libérées d’un fardeau passé, les bras ouverts à l’avenir offrant un cœur neuf et rutilant de courage.

J’espère qu’à travers ma plume et mes récits vous avez pu vous immerger dans les ruelles d’Alep et ressentir dans votre âme ce que les Syriens ont vécu dans leur chair. Ces vies humaines sont à faire resplendir partout. C’est la raison pour laquelle je n’arrêterai jamais d’écrire.