En retraite spirituelle, les volontaires ont pu profiter durant quelques jours de l’air frais des hauteurs de Maaloula, village troglodytique construit sur le flanc escarpé des montagnes du Qalamoun, à une soixantaine de kilomètres au Nord de Damas. Occupé par les terroristes d’Al-Nosra entre septembre 2013 et avril 2014, ce lieu de pèlerinage emblématique du Proche-Orient, où l’on parle encore l’araméen et où l’angélus résonne trois fois par jour, est un symbole du martyre vécu par les chrétiens de Syrie ces dernières années.
Lorsque les premiers pavés de la place du village se mettent à vibrer sous les roues de notre bus, nous comprenons que nous y sommes enfin. Maaloula ! Ce nom à la sonorité si douce et mélodieuse, mais dont la notoriété récente véhicule des images de mort, de chaos. Ce village qui dans l’imaginaire collectif symbolise à la fois la profondeur historique du christianisme oriental et son insécurité grandissante. Maaloula, c’est bien ici que nous avons le privilège de séjourner pour les trois prochains jours et tous les paradoxes qu’évoque ce lieu ne font que commencer à occuper nos esprits.
Après quelques lacets pour rejoindre les hauteurs du village, nous arrivons à destination, au monastère Saint-Georges-et-Saint-Bacchus, où notre hôte, le Père Toufik, prêtre grec melkite catholique, nous accueille chaleureusement. Curé de la paroisse et responsable du monastère, il s’empresse de nous faire découvrir le trésor historique de celui-ci, sa chapelle datant des siècles primitifs du christianisme.
Tout dans celle-ci semble contribuer à nous couper du temps et des réalités terrestres : sa voûte de pierre, sa fraîcheur, le puit de lumière que sa coupole laisse filtrer majestueusement sur l’autel, l’odeur résiduelle d’encens qui parfume les lieux… C’est à peine si l’on ose prendre la parole au milieu de cette messe silencieuse célébrée par les éléments. Mais le Père Toufik interrompt nos rêveries et, en s’approchant de l’iconostase, se met à en raconter le pillage récent par les fanatiques d’Al-Nosra lors de l’occupation de Maaloula en 2013 et 2014. Nous voilà revenu sur Terre. Nous voilà revenus au XXIèmesiècle. Comment ce lieu paisible et hors du temps a-t-il pu connaître pareille déferlement de haine ? Comment des icônes plurimillénaires de réputation mondiale, nichées dans un vieux monastère perché à 1’400m d’altitude dans le Djebel Qalamoun, ont-elles pu faire les frais d’un conflit dont les territoires stratégiques se situaient à des centaines de kilomètres de là ? C’est que le Mal était déjà présent en puissance à Maaloula depuis des années, et qu’il n’a suffi que d’une étincelle pour en activer les agents.
C’est plus tard dans la soirée, sur une terrasse surplombant les foyers illuminés du village, que le Père Toufik nous explique plus en détails l’imbrication des « événements » qui ont frappé Maaloula il y a de cela bientôt dix ans. Comme dans le reste du pays, la mixité interconfessionnelle était vécue de manière très paisible et respectueuse à Maaloula avant le déclenchement du conflit syrien.Notre hôte insiste notamment sur cette fierté commune qui réunissait les habitants, celle de vivre au milieu d’un décor somptueux et de partager une langue sacrée ayant traversé les âges ici et presque nulle part ailleurs. Avec le déclenchement de la rébellion en 2011 et sa radicalisation progressive, l’identité villageoise et montagnarde partagée des Maaloulites fut soudainement mise à mal par les positionnements politiques de chacun vis-à-vis de l’actualité et un climat de suspicion s’installa.
Le 28 février 2013, le Père Toufik comprit pour la première fois que son havre de paix n’allait pas échapper aux événements en cours, lorsque l’hôtel adjacent à son monastère fut pris d’assaut par des groupes armés terroristes du Front Al-Nosra et de l’armée syrienne libre, aidés de certains habitants, en guise de représailles suite à une altercation mal réglée avec un chrétien du village. Maaloula était soudainement sorti de son intemporalité mystique et plongée dans ce que l’époque et le réel avait de pire à offrir : la violence, la peur, la destruction. Si les premiers mois qui suivirent cette attaque furent relativement calme sous l’effet d’un statu quo établi entre les assaillants (cantonnés à l’occupation de l’hôtel) et le reste des habitants (vivant désormais les yeux rivés sur les hauteurs où trônaient fièrement leurs bourreaux en puissance), tout s’accéléra dès le mois d’août.
Une première ligne rouge annonciatrice fut franchie aux yeux du Père Toufik lorsqu’il aperçut des lumières dans son monastère, dont l’intégrité avait été jusque-là respectée. Puis, le 4 septembre, une attaque suicide d’un Jordanien contre le point de contrôle de l’armée arabe syrienne, située aux portes de la localité, fit dix-sept morts dans les rangs de celle-ci et déclencha pour de bon les hostilités.
Les mois qui suivirent ce premier massacre furent le théâtre d’innombrables persécutions contre les chrétiens du village, accusés de soutenir l’armée arabe syrienne et soumis au dilemme de la conversion ou de la mort. Des jeunes adolescents furent exécutés sommairement sur la place du village, douze religieuses du monastère grec orthodoxe Sainte-Thècle furent kidnappées, et la terreur s’installa à Maaloula jusqu’à sa libération définitive par l’armée arabe syrienne le 13 avril 2014. Le Père Toufik se souvient avec émotion de ce jour et de l’appel qu’il reçut de l’un de ses séminaristes, lui annonçant : « Mon Père, je vous parle de l’intérieur du monastère. » Après avoir chaque soir levé les yeux depuis son refuge en direction du lieu saint et prié pour sa sauvegarde, pour la protection de ses paroissiens, le voilà qui était prêt à rejoindre les hauteurs de Maaloula pour y accueillir à nouveau la parole du Seigneur, celle qui devait désormais chasser la peur et redonne la vie à des milliers d’âmes meurtries.
Le regard figé sur les lèvres de notre hôte, nous écoutons se terminer ce récit bouleversant de l’enfer que connurent les habitants de Maaloula, dont il ne reste aujourd’hui que 30% de la population initiale, la plupart ayant préféré l’exil au risque de voir la terre qu’ils chérissaient devenir leur tombeau. Quant à ces femmes et hommes restés ou revenus à Maaloula et qui peuplent, en cette soirée, sous nos yeux les salles à manger et terrasses éclairées du village, qui sont-ils ? Nous ne les connaîtrons jamais tous, mais nous avons eu la chance d’en rencontrer quelques-uns au cours de notre séjour, et leur témoignage fut un prolongement précieux au récit glaçant du Père Toufik et à la vue d’ensemble que celui-ci nous donna des événements tragiques vécus par le village.
Malgré les morts, malgré le douloureux réveil au lendemain de la libération, où il fallut constater le pillage et la destruction d’innombrables icônes et reliques saintes dans les différents édifices chrétiens occupés (monastère Sainte-Thècle, monastère Saint-Georges-et-Saint-Bacchus, église Saint-Georges etc.), les Maaloulites se sont relevés. Dotés d’une foi et d’un optimisme inébranlables, ils sont aujourd’hui déterminés à réparer les maux du passé et à pérenniser leur présence sur cette terre dont ils sont si fiers. Cette fierté n’a cessé de transparaître dans l’hospitalité reçue tout au long de ce bref mais inoubliable séjour parmi eux.
Dorian, volontaire en Syrie