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Le sort incertain des derniers chrétiens irakiens

Valeurs actuelles

De Mossoul, dans la plaine de Ninive, à Erbil, au Kurdistan, nous sommes allés à la rencontre des derniers chrétiens d’Irak. Persécutés par les autorités civiles, parfois abandonnés par leur propre camp, ils peuvent aussi compter sur des figures locales. Et des appuis étrangers. Reportage.

À l’autel de marbre gris veiné de blanc, la pierre typique de la région de Mossoul, le cardinal Louis Raphaël Sako, patriarche des catholiques chaldéens d’Irak, oint la table d’une goutte de saint chrême et prononce en soureth — l’araméen moderne, langue principale de ces chrétiens d’Orient — les formules de consécration des églises. Du transept bondé fuse le youyou traditionnel des femmes pieuses. Puis éclate un tonnerre d’applaudissements laïcs. En ce vendredi matin lumineux et chaud du printemps babylonien, une foule hétéroclite de fidèles et de notables est venue saluer la renaissance officielle de Notre-Dame-du-Perpétuel-Secours — Oum al-Maouna, en arabe.

Le sanctuaire a été bâti en 1944 à deux pas des jardins du musée archéologique où les experts du Louvre s’efforcent de panser ses plaies, sur la rive ouest du Tigre, la plus meurtrie par les combats acharnés pour la reprise de la “capitale” de Dae’ch (ou État islamique) par les forces irakiennes et leurs alliés occidentaux au printemps 2017. C’est la seconde église à retrouver sa vocation. Ici, les célébrants diront la messe surtout pour les fonctionnaires qui travaillent dans les administrations du quartier, mais qui n’habitent plus sur place. Sur les 10000 chrétiens répertoriés avant la prise de la seconde ville d’Irak par les milices islamistes sunnites, les autorités religieuses estiment qu’il en reste au mieux 500 en intégrant les faubourgs de cette métropole de 1,5 million d’habitants, qui en comptait plus de 2 millions avant la guerre.

Ces églises d’Irak qui n’en feraient qu’une seule

Alignements de bâtiments à deux étages, façon briques de Lego de béton sale, d’où émerge de la ferraille et le long desquels courent des câbles électriques, les rues avoisinantes sont quasiment vides en cette fin de semaine de ramadan. Par précaution, les hommes de la police fédérale irakienne ont quand même bloqué toutes les issues. Leur présence atteste de l’importance des autorités invitées comme du risque sécuritaire latent. Des cellules de Dae’ch sont à nouveau actives dans la plaine de Ninive; des accrochages ont lieu à intervalles réguliers avec les soldats irakiens et leurs soutiens américains et français. Sous la voûte blanche du chœur, autour du cardinal Sako, plusieurs Églises de la chrétienté d’Irak sont représentées, « car elles n’en font qu’une », justifie le maître des lieux, l’archevêque de Mossoul et d’Akra,Mgr Najeeb Michaeel. Les chaldéens regroupent 80 % des chrétiens. Viennent ensuite les syriaques catholiques, qui pèsent environ 10 %. Le solde se répartit entre une demi douzaine de petites “chapelles” historiques, dont la branche protestante fondée par les missionnaires débarqués avec les Américains.

Ce matin, est présent l’archevêque de l’Église syriaque orthodoxe de Mossoul, Mgr Nicodemus Daoud Sharaf, et même le nouvel archevêque chaldéen de Téhéran, Mgr Imad Khoshaba Gagees; de passage, il est originaire du Kurdistan voisin, où il exerçait jusqu’alors son ministère. Derrière les ecclésiastiques, une brochette de notables civils fait bonne figure. Le président de la chambre de commerce est l’un des rares à porter le costume et la cravate. Les cheikhs ont endossé pour l’occasion la tenue traditionnelle: l’abaya brune portée en cape sur la dishdasha blanche, et le keffieh sur la tête. Chapelet musulman d’une main, smartphone dernier cri de l’autre. Dès que l’office commence, ils s’éclipsent.

Au début du chantier de restauration de l’église, il y a trois ans, des roquettes non explosées étaient fichées dans les murs ocre des deux clochetons coiffés de leur bulbe qui émergent discrètement au-dessus des terrasses. La pierre calcaire blanche des murs extérieurs était criblée de balles. L’école attenante, de l’autre côté de la cour pavée, s’était en partie effondrée. Il a fallu raser et reconstruire cet ensemble qui accueillera à la rentrée 300 élèves des quartiers environnants. Au passage, des boutiques ont été ajoutées à l’extérieur du mur d’enceinte. Elles seront louées à des familles de la communauté chrétienne. Un moyen de les maintenir sur place.

Alternative à l’exode: travailler pour rétablir ses droits

La semaine dernière, pour la première fois depuis 2017, “Mgr Najeeb”, comme l’appellent ses ouailles, a célébré un baptême à Mossoul. « Désormais, à chaque messe, confie-t-il, je prierai spécialement pour qu’ils se multiplient. » Ce dominicain polyglotte formé en France est une figure locale. En Occident, il est célèbre pour avoir sauvé in extremis des mains de Dae’ch les derniers livres précieux du Centre de numérisation des manuscrits orientaux (CNMO) qu’il dirigeait et qu’il a, depuis, déplacé à Erbil, au Kurdistan. Ce qui a été laissé sur place ou qui ne pouvait être transporté a été saccagé, défiguré, brûlé.

Tout à l’heure, au micro, l’archevêque a profité de son aura pour dénoncer l’absence du maire de Mossoul à la cérémonie. « J’ai parlé bien fort pour que tout le monde entende », sourit avec malice le prélat lorsqu’il nous racontera la suite de l’histoire. Vers 21 heures, l’édile l’appelle sur son portable pour lui demander l’autorisation de visiter l’église. Sachant qu’il y est seul, celui ci en profite pour réaliser un petit film laissant supposer que son institution aurait contribué au chantier, et le diffuse sur les réseaux sociaux. Aussitôt, le téléphone de l’archevêque chauffe: ses fidèles ne sont pas habitués à tant de générosité des autorités à leur égard. Pour les “rassurer”, Mgr Najeeb leur envoie en retour la photo de la plaque scellée à l’entrée de l’église. Y figurent les noms de ceux qui ont financé la restauration, dont le budget s’élève à un million d’euros: l’ONG française SOS Chrétiens d’Orient, implantée au Kurdistan depuis 2014, et son principal mécène pour ce qui constitue sa plus grosse opération à ce jour, François Kirchhoff, un Alsacien décédé en 2022, sans héritier et qui a fait don à l’association de toute sa fortune. Et à l’intention de tous les autres, le religieux publie un communiqué officiel qui « rétablit la vérité ».

« Si vous saviez à quel point les chrétiens sont émus de savoir que des Français inconnus ont agi gratuitement pour eux », insiste le prélat réputé pour se battre contre tous ceux y compris certains de ses pairs évêques—qui les incitent à quitter le pays. Ce dont rêvent 95 % des membres de la communauté, concède-t-il volontiers tout en expliquant: « La montagne de Mar Matta [premier monastère chrétien d’Irak, au nord-est de Mossoul, NDLR] ne sera plus jamais noire de monde comme du temps de saint Matthieu, au IVe siècle, lorsque tous les ermites sortaient en même temps de leur grotte pour célébrer la messe, mais je suis optimiste et réaliste. Si les départs continuent à cause des difficultés économiques, des familles me témoignent leur souhait de retourner sur leur terre pour ne pas abandonner leurs ancêtres. Je constate avec joie qu’elles ont des enfants et retrouvent leur place parmi les élites. » Médecins, ingénieurs, architectes ou avocats du temps de Saddam Hussein (président de 1979 à 2003), les chrétiens éduqués s’insèrent aujourd’hui plutôt dans la police, l’armée ou les services de renseignements. « On leur fait confiance, car ils ont la réputation de ne pas trahir », décrypte celui qui fut brièvement ingénieur dans le pétrole avant d’embrasser la prêtrise. Son supérieur, le cardinal Sako, n’a pas non plus mâché ses mots dans la nef de Notre-Dame-du Perpétuel- Secours: « Le gouvernement affirme qu’il protège les chrétiens, mais ne fait en réalité rien pour eux. Les chrétiens doivent être forts et travailler pour faire valoir et rétablir pas à pas leurs droits, car ici, c’est notre terre. » En froid avec les autorités de Bagdad, le patriarche des chaldéens leur reproche de tenir des discours volontaristes sur la protection des minorités religieuses tout en attisant en sous-main la division entre les chrétiens pour mieux les affaiblir. En fin d’année dernière, le gouvernement a supprimé le décret historique conférant à ce prélat le rôle officiel de porte-parole de toutes les Églises et de défenseur de leurs biens. Cette querelle embarrasse jusqu’au Vatican lui-même, peu enclin à prendre parti dans ce bras de fer politique derrière lequel se cachent aussi des querelles de prébendes et d’ego religieux. « La visite du pape à Mossoul, en mars 2021, nous a fait un bien fou, puis le Vatican a préféré nous oublier, et notre liberté s’est rétrécie… », déplore ouvertement Mgr Najeeb. Résultat, les derniers chrétiens de la plaine de Ninive se sentent abandonnés à leur sort.

Cette reconstruction qui avantagerait les familles musulmanes

Sur les six écoles chrétiennes de Mossoul, seule celle du sanctuaire restauré fonctionnera en septembre. Sept ans après la fin des combats, les rues ont été déblayées par les centaines d’engins de chantier jaunes ou orange que l’on voit parqués dans les remises à ciel ouvert le long de l’axe Mossoul-Erbil, mais beaucoup de maisons demeurent détruites. À commencer, fait-on remarquer, par celles qui appartiennent aux chrétiens. C’est encore plus flagrant dans les gros villages de la périphérie est de Mossoul où ils sont toujours majoritaires, plantés dans le tapis vert vif des champs de blé qui s’étendent à perte de vue. Leurs noms ont été rendus célèbres lors de la bataille décisive contre les troupes de l’État islamique: Qaraqosh, le plus important, peuplé en majorité de syriaques catholiques; Karamlesh, un fief chaldéen; ou encore Bartella, où survit une forte communauté syriaque orthodoxe.

Dans ce dernier village, le patrimoine laissé vacant par les familles réfugiées au nord ou exilées est convoité ouvertement par les familles musulmanes victimes de la guerre. C’est vers elles, dont le nombre d’enfants est, en moyenne, bien supérieur, que le gouverneur local flécherait en priorité les subsides distribués par les ONG internationales, laisse entendre le curé, le père Jacob. Une forte pression s’exerce à la lisière de Bartella, où s’entassent les foyers musulmans. Qui compteraient, murmure-t-on, sur une forme de complicité des milices, à 80% d’obédience chiite, chargées comme partout dans le nord de l’Irak, d’assurer la protection de ces minorités pour le compte de l’État fédéral: aucune entrée ni sortie n’échappe à leur vigilance.

De l’autre côté de la ligne de démarcation entre l’Irak et la région autonome du Kurdistan, en direction du nord-est, les villages chrétiens sont intacts. La plupart ont néanmoins payé leur écot en accueillant leur lot de réfugiés. La majorité de ces derniers est repartie au bout de deux ans mais l’ambiance est quand même morose. À Alqosh, situé à flanc de colline, où repose le tombeau du prophète Nahum de l’Ancien Testament (VIIe siècle avant Jésus-Christ), la terre ne peut être cédée qu’à des chrétiens. Or, la jeunesse songe à partir à l’étranger. Elle ne veut plus aller travailler à Mossoul, délaisse le secteur agricole. À Mangesh, un nom qui signifie en araméen “celui qui a touché”, une référence directe à l’apôtre saint Thomas, évangélisateur de l’Irak, qui aurait vécu dans une grotte dominant ce village situé à deux heures de voiture de la Turquie, le maire confirme que les chrétiens rétrocèdent progressivement aux familles musulmanes leurs activités d’élevage des moutons et de culture des amandiers, des oliviers ou de la vigne.

Premier secteur économique, l’agriculture locale est fortement concurrencée par les productions turques bon marché dont le gouvernement de la région autonome du Kurdistan favoriserait massivement l’importation. Cette même institution qui ne paye plus ses fonctionnaires depuis six mois et renvoie la faute à Bagdad. Après sa reprise en main des exportations du pétrole pompé au Kurdistan, l’État fédéral s’était engagé à financer une partie du budget du gouvernement. Cet arrangement aurait dérapé en raison de fraudes massives encouragées par Erbil. Des centaines de camions-citernes non déclarés continueraient de prendre le chemin de la Turquie et de l’Iran. La justice vient d’enjoindre à Bagdad de régler directement les sommes dues aux fonctionnaires. 

Terre de génocide, l’Irak ne compterait plus que 0,8% de chrétiens

Le berceau des assyro chaldéens est une « terre de génocide », rappellent les Français qui se penchent sur le sort de ces chrétiens d’Orient. Entre 1915 et 1918, les Turcs en auraient tué environ 250000 au Kurdistan, selon les estimations les plus fiables. C’est près de la moitié de la communauté de l’époque. Dans les années 1980, ils sont victimes de la guerre ouverte entre la Turquie et le PKK, le parti révolutionnaire kurde, toujours actif dans les zones frontalières, où l’aviation d’Erdogan bombarde régulièrement ses camps. En 2014, poursuit Mgr Najeeb, «Dae’chest un nouveau complot contre les chrétiens de la plaine de Ninive: il fallait les tuer ou les forcer à partir pour libérer l’axe chiite entre Téhéran et le Hezbollah libanais ». Le prélat a répertorié au moins 125 personnes mortes en martyr à Mossoul. D’autres, dans l’incapacité de fuir, auraient accepté de « prononcer du bout des lèvres la chahada [la profession de foi de l’islam, NDLR], tout en égrenant le chapelet dans leur coeur », assure-t-il.

Beaucoup ont pris la fuite, parachevant l’hémorragie débutée en 2003 avec l’invasion américaine. Auparavant, l’Irak comptait entre 1,2 et 1,3 million de chrétiens pour une population de 27 millions d’habitants, soit une proportion de 4,5 %. Désormais, ils seraient entre 150 000et 350 000 pour 44 millions d’habitants; c’est au mieux 0,8 %. En 2003, près de 200000 ont répondu favorablement à la proposition du gouvernement américain de faciliter leur réinsertion autour de la communauté chaldéenne de Detroit, dans la région des Grands Lacs. Les vagues suivantes se sont surtout orientées vers le Canada, l’Australie, l’Allemagne et la Suède, où réside l’essentiel de la diaspora. Pour ceux qui ont choisi de résister, l’avenir est à nouveau très incertain.

Irak
Type d'intervention

Votre responsablede pôle

Domitille Casarotto

Attachée de presse