Le Père Toufic Eid, le curé de Maaloula, ville à majorité chrétienne, située au nord-est de Damas, était de passage en France fin octobre. Ce prêtre grec-catholique témoigne des épreuves traversées par les chrétiens de Syrie, et de leur vocation à demeurer dans leur pays.
Comment les chrétiens de Syrie vivent-ils l’intervention militaire russe ? Espèrent-ils encore une résolution du conflit ?
Comme tout le monde en Syrie, les chrétiens ne voyaient pas d’issue au conflit. Cette intervention russe introduit un changement de situation. Aucune guerre n’est éternelle. Toute chose a une fin en ce monde. Toute guerre s’est soldée par des compromis entre les combattants. Il faut donc trouver une solution politique, et rationnelle, à ce conflit.
Les chrétiens sont-ils touchés par l’émigration vers l’Europe ?
Bien sûr, comme tous les Syriens. Dans ma paroisse, il y a une trentaine de jeunes qui ont quitté Maaloula, et qui sont partis pour l’Europe. Toute la société syrienne est confrontée à ce phénomène de l’émigration, musulmans comme chrétiens. Les gens cherchent tout simplement à fuir la dureté de la guerre, et espèrent trouver une vie meilleure.
Comment les chrétiens sont-ils rentrés à Maaloula ?
Notre ville a été libérée 14 avril 2014, après huit mois de combats. Nous étions partagés entre l’envie de retourner à Maaloula, et la tentation d’émigrer. J’ai finalement pris ma décision, et je me suis rendu le premier dans la ville, pour encourager les fidèles à revenir. En juillet, nous avons célébré la messe dans les débris de l’église, qui avait été brûlée et bombardée. Nous avions une simple table, dans la poussière. C’était une messe de recommencement. Après cela, tout le monde a senti que la vie était à nouveau possible à Maaloula.
Quels sont vos chantiers pour la reconstruction de la ville ?
Tout d’abord, nous travaillons à la reconstruction des maisons détruites, avec l’aide de l’association SOS Chrétiens d’Orient. Il nous faut également reprendre une vie paroissiale normale, et relancer les activités comme le catéchisme et la chorale. C’est notre priorité : le chantier de reconstruction à Maaloula est davantage spirituel que matériel. Hélas, la moitié des fidèles sont toujours réfugiés à Damas ou au Liban, sans compter ceux qui sont partis ou veulent partir en Europe.
Comment se déroule la cohabitation avec les habitants musulmans de Maaloula ?
Il faut comprendre que beaucoup de musulmans sunnites de Maaloula ont pris les armes avec les insurgés, en pensant que le gouvernement syrien allait s’effondrer et qu’ils allaient prendre le pouvoir. Certains sont toujours là, mais ils restent nos concitoyens, malgré tout. En tant que chrétiens, vivre avec les autres, quoi qu’ils soient, est une obligation. Sinon, le levain ne peut pas faire lever la pâte, et la lumière ne peut pas éclairer les ténèbres. Nous devons témoigner de notre foi auprès d’eux, et inviter les musulmans à reconstruire ensemble notre pays. C’est notre mission, à nous chrétiens, de vivre parmi et avec les musulmans, au Moyen-Orient. Sinon, nous n’avons rien à y faire.
Quelle a été votre décision la plus difficile à prendre, lors de la chute de Maaloula ?
Imaginez le choc psychologique que nous avons vécu : avant qu’elle ne soit investie, Maaloula était devenue un no man’s land. L’armée syrienne ne protégeait plus la ville, et les rebelles arrivaient. Des jeunes sont venus me voir, pour me demander s’ils devaient monter une milice. Dans notre société, le prêtre est un leader, responsable de tout. Que leur répondre ? Je ne pouvais pas m’échapper. Est-ce qu’il fallait prendre les armes ? Rester, mais sans armes ? Partir ? Je priais beaucoup, pour être éclairé.
J’ai finalement lu ce verset de l’Écriture : « Va, mon peuple… Cache-toi pour quelques instants, jusqu’à ce que la colère soit passée » (Isaïe 26, 20). La prière a éclairé ma décision de faire partir les chrétiens de la ville, sans combat. Se battre contre des concitoyens, avec qui nous avions toujours vécu, n’était pas une bonne option. Parfois, nous sommes tentés d’entrer dans un monde qui n’est pas le nôtre. La seule arme que je suis sûr de prendre, c’est la prière !
Comment avez-vous traversé cette épreuve ?
Le 7 septembre 2013, un kamikaze s’est fait sauter à l’entrée de Maaloula, déclenchant l’offensive rebelle. Nous avons eu trois martyrs, tués de sang-froid, et six personnes enlevées, toujours prisonnières. Mais tous les autres habitants ont pu fuir, sans être touchés.
Avec le recul, je peux vraiment dire que Dieu était avec nous, ces jours-là. Les saints nous ont protégés. Les gens disaient « Où est Dieu ? Où sont les saints ? » C’est pourtant grâce à leur protection qu’il n’y a pas eu davantage de pertes. C’est grâce aux saints que l’espoir est resté. Ce n’est pas quelque chose de psychologique, c’est un acte de la volonté. Nous disions : « On veut rentrer chez nous ! » Cette volonté provient de la foi. L’espoir, c’est une décision de foi.
C’est la mission spirituelle des chrétiens au Moyen-Orient : on ne peut plus exister sans être conscients de notre mission de foi. Le Seigneur nous invite à être le signe de sa présence, auprès des juifs en Palestine, comme auprès des musulmans ailleurs. Le diable, lui, pousse les gens à désespérer, et à fuir cette mission. Face à cela, le chrétien doit sans cesse décider d’aller de l’avant, en s’appuyant sur sa foi.
Comment les chrétiens peuvent-ils rester, pour accomplir cette mission ?
S’il écoute sa nature humaine, le chrétien peut chercher à fuir la souffrance, mais il peut aussi décider de porter sa croix, et de passer par la porte étroite. Dans la mesure où nous sommes conscients de notre mission au Moyen-Orient, où nous pouvons décider de rester, nous devons le faire. Je sais bien qu’il y a des individus qui pensent aider les chrétiens d’Orient en facilitant leur émigration. Moi, je dis : si quelqu’un veut nous aider, qu’il agisse pour que les chrétiens puissent rester sur leur terre ! Ce serait plus vrai et plus sincère. Parfois, le diable se cache derrière des envies d’aider, apparemment bonnes. Cela requiert un grand discernement.
Quel message voulez-vous adresser aux chrétiens de France et d’Europe ?
Je crois en la force de la prière commune. La prière de tous les chrétiens, partout dans le monde. Nous sommes dans la même bataille.
Un article de Pierre Jovanovic