TRIBUNE. Jeanne der Agopian, directrice de la communication adjointe de SOS Chrétiens d’Orient, craint que le patrimoine culturel arménien fasse, lui aussi, les frais du conflit.
Alors qu’une partie de l’Artsakh (nom arménien du Haut-Karabagh) est tombée entre les mains des forces turco-azerbaïdjanaises à l’issue d’un conflit inégal, le pire est à craindre pour le patrimoine religieux chrétien et pour l’ensemble du patrimoine culturel arménien, menacé d’un génocide culturel.
Lorsque Raphael Lemkin forgea le concept de génocide, il était empreint de l’indignation née de l’acquittement de Talaat Pacha, l’un des responsables politiques turcs du génocide arménien, par une Cour de Berlin au nom du primat du droit national.
Il note, dans sa conception du génocide, que celui-ci vise à la fois l’élimination physique de la présence d’un groupe, mais aussi l’élimination culturelle des preuves de la présence du groupe en question sur un territoire. Cette élimination des marqueurs culturels peut être le signe avant-coureur du génocide, ou venir après dans le but d’effacer les traces du crime. Tout porte à croire que ce qui se passe actuellement en Arménie et sur les territoires alentours entre dans un tel projet de génocide culturel.
En effet, le génocide arménien de 1915 s’est accompagné d’un génocide culturel gommant les traces de la présence millénaire arménienne en Asie mineure. Il y avait 2 300 églises et monastères arméniens en Arménie occidentale. Il n’en reste plus que 34 dont 6 en Anatolie. Aujourd’hui encore, certains lieux sont menacés, comme l’Eglise Surp Giragos de Diyarbakir. Réouverte avec le soutien de la municipalité, elle avait permis la renaissance d’une vie arménienne à Diyarbakir. Depuis 2015, elle est propriété de l’état turc et fermée au culte. Des 150 églises et monastères qui se trouvaient autour du lac de Van, seule l’église Sainte-Croix d’Aghtamar subsiste – le monastère l’entourant ayant été détruit pendant le génocide – sauvée dans les années 1950 par l’intervention de l’écrivain, journaliste et militant Yachar Kemal. Les panturquistes ajoutant l’injure à la blessure en prétendant qu’il s’agirait d’une église turque.
Le Haut-Karabagh, voué au même sort que le Nakitchevan ?
Le sort du patrimoine arménien du Nakhitchevan, enclave azerbaïdjanaise située entre la Turquie, l’Iran et l’Arménie, peut laisser présager ce qu’il adviendra aux nombreuses églises, monastères et khatchkars des régions de l’Artsakh tombées aux mains de l’Azerbaïdjian. Et le constat est glaçant : les 89 églises médiévales ont été arasées, les 5 480 khatchkars et 22 700 tombes ont été détruites par l’Azerbaïdjan. Ainsi, le plus grand cimetière de khatchkars arménien, celui de Djoulfa a été détruit au bulldozer. Ces stèles rectangulaires sculptées par des artisans peuvent atteindre jusqu’à deux mètres de haut et sont ornées de la croix arménienne stylisée de diverses manières. Toutes sont uniques. Dans la tradition arménienne, elles servent à guider les défunts quand ils se relèveront le jour du Jugement Dernier. Les églises ont été transformées en mosquées, en salon de thé ou en salle de billard, quand elles n’ont pas été purement et simplement , comme les cimetières, détruites à coup de bulldozer.
Ces crimes anthropologiques majeurs peuvent faire penser à ceux auxquels s’est livré l’armée turque en 1974 à Chypre qui, non contente de faire fuir, de massacrer et de violer la population grecque des zones envahies, a méthodiquement détruit les églises grecques et les cimetières. Cela s’inscrit dans une longue tradition turque d’effacer le passé chrétien en Asie Mineure.
Il faut sauver Dadivank, Tsitsernavank, Gtichavank, Gandzasa…
Le monastère de Dadivank, joyau médiéval millénaire du IXe siècle, situé dans un écrin de verdure et de montagnes, est conservé in extremis dans le giron de artsakhiote. Fondé par Saint Dadi, disciple de Saint Thadée, qui a répandu le christianisme en Arménie Orientale dès le premier siècle après Jésus-Christ, ses trésors sont inestimables. Malgré le char russe qui se tient aujourd’hui dans son enceinte, son supérieur et protecteur le père Hovhannès a envoyé ce qu’il a pu en sécurité, quelque part en Arménie.
Mais qu’adviendra t-il du monastère d’Amaras, datant du IVe siècle et abritant la tombe de Saint Grigoris, du monastère de Tsitsernavank (Ve siècle), de celui de Saint-Elisée l’Apôtre (Ve siècle), des nombreuses églises, khatchkars et cimetières que l’on trouve sur les territoires désormais azerbaïdjanais ? Ce qui les menace, soyons bien clairs, c’est la dégradation, la transformation de leur usage et la profanation par deux dictatures panturquistes. Voyez, pour exemple, ce qui est déjà arrivé à la cathédrale Gazanchetsots de Shushi : bombardée à plusieurs reprises pendant la guerre, elle a déjà été vandalisée et taguée…
« Allez-y, détruisez l’Arménie ! Voyez si vous pouvez le faire. Envoyez-les dans le désert. Laissez les sans pain, ni eau. Brûlez leurs maisons et leurs églises. Voyez alors s’ils ne riront pas de nouveau, voyez s’ils ne chanteront ni ne prieront de nouveau. Car ils suffirait que deux d’entre eux se rencontrent, n’importe où dans le monde, pour qu’ils créent une nouvelle Arménie », disait le poète William Saroyan.
Si les Arméniens d’Artsakh auront la force, à n’en pas douter, de conserver et transmettre leur patrimoine culturel immatériel de danses, de chants et de récits, il est du devoir des organisations internationales telles que l’UNESCO de protéger son patrimoine matériel de ses voisins expansionnistes. Une pression forte doit être exercée par la France en ce sens sur la Turquie (qui construit des mosquées en France) et sur l’Azerbaïdjan (que soutiennent ouvertement des députés français LR et PS). Pour cela, il faut prier et lutter.
Un article de Gabriel Robin