Il y a quelques jours, l’Azerbaïdjan violait le cessez-le-feu pour reprendre unilatéralement les combats contre l’Arménie, avec pour objectif l’annexion pure et simple d’une partie de son territoire. Chef de mission en Arménie pour SOS Chrétiens d’Orient, Corentin Clerc nous détaille la stratégie militaire de l’Azerbaïdjan et appelle les pays occidentaux à intervenir.
L’Azerbaïdjan a violé le cessez-le-feu en attaquant l’Arménie. Que s’est-il passé concrètement ?
Effectivement, et ce n’est pas la première fois. Mais jusqu’à présent, il s’agissait de tirs assez circonscrits sur des soldats arméniens en poste avancé. Là, nous avons assisté à quelque chose de totalement différent : c’est une opération militaire de grande ampleur qui vise à couper l’Arménie en deux, et à créer un corridor par la force pour séparer la région du Syunik (la terre qui relie l’Arménie à l’Iran) et la région de Vayot Dzor, Syunik. C’est d’une toute autre ampleur, d’une part par les moyens qui sont engagés – il y a un front de quasiment 150 km de long avec un déploiement très important d’artillerie, de drones (turcs et israéliens), etc – et d’autre part parce que les objectifs attaqués ne sont plus seulement des postes militaires, mais des objectifs civils. Ainsi, la ville de Djermouk est en ce moment en feu, toutes les hauteurs de Goris sont bombardées, la ville de Vardenis est attaquée, la ville de Kapan est visée, etc. En clair, l’Azerbaïdjan attaque des villes, des routes, des infrastructures militaires, des installations électriques.
Pour l’heure, l’Arménie dénombre au moins 100 morts mais il y en a sûrement beaucoup plus, et plusieurs centaines de blessés dont des civils, alors que la guerre a éclaté il y a seulement 24h. Des familles passent maintenant journées et nuits entières dans des abris ou des caves. Cette guerre n’a rien à voir avec une hausse des tensions : c’est l’Azerbaïdjan qui a lancé l’offensive contre l’Arménie, les combats ne se produisent que sur le sol arménien et l’Azerbaïdjan a déjà en plusieurs points franchi la frontière. C’est une invasion ! Il revendique la rétrocession du Haut-Karabakh, mais surtout ils veulent que l’Arménie leur cède la province du Syunik. C’est comme si l’Espagne demandait à la France de lui rétrocéder l’Occitanie. C’est une région qui n’a jamais été azerbaïdjanaise. C’est un viol complet des conventions de Genève.
Dans le détail, quelle est la stratégie territoriale et militaire de l’Azerbaïdjan ?
Ils essayent de couper le corridor qui relie le Haut-Karabakh et l’Arménie. Une fois que la région sera coupée du reste de l’Arménie, elle tombera comme un fruit mûr. Leur but est de relier l’Azerbaïdjan à son enclave du Nakhitchevan. Ils veulent donc que l’Arménie leur cède la province ou au minimum plusieurs kilomètres carrés pour faire passer des routes et des chemins de fer. Le corridor était d’abord pressenti au sud du pays donc à la frontière avec l’Iran, mais d’après les nouvelles informations, il semble que l’Azerbaïdjan veuille le faire au nord de la région du Syunik, pour couper l’Arménie en deux, de manière à pouvoir à terme prendre toute la région et non plus seulement le corridor dont il était question.
Des convois militaires acheminent des soldats et de l’armement depuis Bakou, ils n’ont donc pas du tout prévu de s’arrêter. En réponse, l’Arménie est proche de déclencher la loi martiale, en dépit des appels à l’aide qu’elle lance à toute la communauté internationale. L’OTCS (Organisation du traité de sécurité collective), en quelque sorte l’OTAN russe, a été appelée à l’aide pour déclencher l’article 4 qui garantit l’assistance mutuelle entre les pays. Mais l’envoi des troupes a été refusé et la Russie a envoyé à la place une commission de dialogue qui ne sert à rien car les combats se poursuivent. Le bloc russe n’apporte pas son soutien. En ce qui concerne les occidentaux, des mesures sont prises mais pas encore validées, et rien ne nous indique qu’elles le soient un jour.
Nous sommes clairement dans le cadre d’un État qui attaque son voisin tout en revendiquant une partie de son territoire, sous le prétexte fallacieux qu’il s’agirait d’une réponse à une agression arménienne n’ayant jamais eu lieu, puisque l’Arménie n’a pas les moyens de provoquer son voisin. En Arménie, beaucoup de monde savait que les combats allaient rependre. Depuis la semaine dernière, l’Azerbaïdjan multiplie les communiqués en expliquant que l’Arménie provoquait leur pays, ce qui est complètement faux, mais c’était simplement pour justifier des opérations de vengeances de l’Azerbaïdjan.
SOS Chrétiens d’Orient est-il encore présent sur place et ces rebondissements ont-ils eu des conséquences sur vos actions ?
Je suis actuellement à Erevan, la capitale. Il faut savoir que nous avons quatre bureaux en Arménie : l’un à Erevan, le second à Goris, le troisième à Gumri et le quatrième à Vardenis. Ceux de Goris et de Vardenis sont complètement fermés, les volontaires sont rentrés à Erevan la semaine dernière. Nous avions reçu une alerte sur les risques possibles et en observant la situation, nous nous sommes aperçus que quelque chose n’allait pas. Les volontaires auraient pu se retrouver sous le feu azerbaïdjanais !
La manière dont nous allons travailler va être modifiée, mais nous sommes encore dans la phase d’analyse des différentes options pour agir le plus efficacement possible. Jusqu’à maintenant, nous faisions des missions de développement économique, mais aussi du travail de long terme en construisant des écoles, des ateliers pour donner du travail aux gens, etc. Nous avions aussi lancé beaucoup de programmes de formation des jeunes dans le Haut-Karabakh, de reconstruction des bâtiments et des routes, etc. Nous allons continuer dans les régions qui ne sont pas des zones directement touchées par les combats. Nous allons aussi mettre en place des opérations d’urgence, et nous réfléchissons à envoyer des équipes de professionnels pour apporter de l’aide à la population directement touchée par la guerre. Bien évidemment, tout cela est très compliqué : ce sont des zones de combat où il est maintenant très difficile d’accéder.
L’Europe sanctionne la Russie pour sa violation du territoire ukrainien, mais semble restée aveugle au viol des frontières arméniennes par l’Azerbaïdjan, et ce alors qu’elle a récemment augmenté ses importations de gaz azéri. Comment jugez-vous ce deux poids-deux mesures ?
C’est un scandale politique et humanitaire absolu. La situation est exactement la même : les frontières de l’Arménie sont violées par un pays voisin via l’emploi de la force. Pourtant, aucune condamnation n’arrive de la part des instances internationales, aucune décision militaire ou économique n’est prise. C’est complètement hallucinant ! Le plus terrible pour les Arméniens, c’est de voir toutes les démocraties occidentales intervenir pour contrer la Russie en Ukraine, alors qu’elles ne lèvent pas le petit doigt pour venir à leurs secours. Aucun politique ne vient visiter l’Arménie, aucune assistance militaire n’est apportée, la presse elle-même fait écho de tensions à la frontière mais sans expliquer que c’est une attaque d’un pays contre un autre.
Si rien n’est fait d’ici quelques semaines, l’Arménie aura au mieux perdu la moitié de son territoire, au pire disparu. Il y a un vrai risque que l’Arménie soit complètement envahie par l’Azerbaïdjan qui rappelons-le est soutenu par la Turquie, ce qui explique en grande partie le silence des pays occidentaux.
La France devrait saisir le Conseil de sécurité de l’ONU pour appeler à un strict respect du cessez-le-feu et de l’intégrité territoriale de l’Arménie. Est-ce suffisant ?
Ce n’est pas suffisant. L’Azerbaïdjan a l’habitude de tester les réactions des institutions internationales et comprend parfaitement où se trouvant les limites en observant la réaction des pays occidentaux. Avec cette absence de réaction, l’Azerbaïdjan sait qu’elle peut avancer en toute impunité dans le territoire arménien. Plutôt que de seulement condamner, il y a vraiment une urgence à agir par des actes très concrets pour essayer d’arrêter cette attaque. Si rien n’est fait dans les prochains jours , la situation sera catastrophique pour l’Arménie.
Comment l’Arménie réagit-elle, et à quoi peut-on s’attendre ces prochains jours ?
Depuis le 12 septembre, toute l’armée est déjà mobilisée à la frontière. Toutes les unités sont au front, et le décret ordonnant la loi martiale est prêt à être signé. Le pays est suspendu, l’armée se bat seule mais tous les hommes savent qu’ils peuvent être mobilisés dans les prochaines heures. C’est ni plus ni moins la survie de l’Arménie qui est en jeu.
Propos recueillis par Aymeric Preault