La voiture roule à travers les villages et les déserts, je suis transportée jusqu’au lieu ultime de ma mission, l’aéroport. Mes joues sont mouillées de larmes, qui confondent tristesse et joie.
Je pars, j’ai l’impression de vous trahir. À vous à qui j’ai donné des sourires, des rires, des prières, des larmes, je vous quitte. À Homs, Damas, Alep, Maaloula, Qara, j’ai croisé vos visages, des visages qui reflétaient une force poignante, une force édifiante. J’ai planté mes racines dans votre terre, grâce à vous, à votre accueil si chaleureux, votre générosité, votre amour du prochain, votre détermination à aider le plus faible, à votre souci du bien de l’autre. Grâce à vous, j’ai pu déployer mes branches feuillues dans les airs syriens.
Auprès des enfants, ces petites âmes que le Seigneur aime particulièrement, j’ai essayé d’apporter la joie par les jeux et le savoir par l’enseignement, et pourtant, ce sont bien eux qui m’ont appris à sourire malgré les malheurs, à rire en nous éclaboussant d’eau fraîche malgré les tremblements du sol à répétition.
Auprès des jeunes adultes, ces bénévoles qui participent aux activités avec nous, nous aident à organiser et toucher les plus jeunes facilement, ou bien qui donnent leur temps pourtant précieux aux anciens et multiplient les dons de colis hygiéniques, j’aurai puisé la joie nécessaire à la conduite de ma mission. Désormais, vous êtes dans le monde, et sur vos épaules pèse un véritable poids, le poids de la vie à empoigner. De votre exemple de courage et d’abnégation, je suis édifiée.
Auprès des adultes, ces troncs forts qui soutiennent le pays de leur force, qui se battent pour la famille, pour le voisin, pour le prochain, je retiens ces gestes et de mots d’espoir et de combat.
Et puis auprès des anciens, ces sages hommes et femmes ridés de fatigue et de courage qui ne traduisent pas un vieillissement du corps mais bien les marques du mérite, je retiens la force d’avoir vécu. Mes prières pour vous vont droit au ciel.
Il est un lieu particulier où tous ces caractères se confondent, un monde à part au cœur de la Syrie déserte, à Qara. À l’écart de ce petit village se dresse un splendide monastère qui abrite une communauté de carmes et carmélites, de l’Ordre de l’Unité d’Antioche.
C’est suite à ma quatrième et dernière visite que j’y laissais une partie de mon cœur et que j’aurai à y revenir au cours de ma vie. Depuis le pare-brise arrière du véhicule, après la fin de la retraite spirituelle, mon regard se pose une dernière fois sur ces âmes, ces frères et ces sœurs du monastère de Qara, qui me sourient, simplement.
Les larmes jaillissent instantanément dans le même simple silence et la voiture s’éloigne, l’image s’estompe, le portail se referme et nous voilà en dehors de ce monde.
Un monde où le temps s’arrête, où seules les pierres des édifices sont immobiles, un monde où vivent ensemble des personnes venues des quatre coins du monde et qui ont créé le leur ici.
Ce qui anime le cœur de tous unanimement ici, c’est un amour débordant du Christ, une volonté de lui donner sa vie à travers les autres.
Je veux ne jamais oublier ce monde, ce monastère de Qara, la communauté des moines et religieuses de saint Jacques-Le-Mutilé.
Même si je ne reviens ici que dans plusieurs années, que je puisse revoir cette ribambelle de religieuses si joyeuses et courageuses, les moines et oblats qui se donnent généreusement et activement, et le père Jean, qui de ses yeux clairs et de son amour débordant du Christ, peut transpercer le plus renfermé des cœurs.
Belle Syrie, je t’ai aimée.
Terre millénaire, terre du Levant, terre durement éprouvée jadis, baignée de larmes et de souffre. Terre isolée, presque impossible à franchir, recoin isolé au milieu de l’Orient, contrôlée et surveillée de toute part.
Et pourtant, terre noble, terre innocente.
Par les courants de ton histoire, et puis aujourd’hui du vécu de tes horreurs, tu es plus forte, plus forte que nous.
Moi, héritière d’une terre européenne, je découvre ici des personnes sincères et simples merveilles qui auraient dû être les mêmes chez moi, que je ne retrouve pourtant pas.
Des sourires dans les rues, partout, antérieurs au mien ou bien spontanément rendus. Ils sourient, les mains dans les détritus, derrière le tapis de la caisse, sur le banc voisin dans l’église, le café au bord des lèvres le temps d’une pause, sur ce qui fait office de canapé dans sa cabane. Les Syriens me sourient.
Des gestes généreux et purs, un café offert sur un trajet de deux heures en taxi, un prix arrondi par défaut de liquidité, une croix artisanale offerte pour prier et ne pas l’oublier dans sa prière, des chocolats et biscuits partagés après la célébration, un petit bouquet fraîchement cueilli en simple éloge à la beauté des fleurs, une bouteille de gaz neuve saisis et portée sur trois étages, un bijou offert et un petit mot en guise de souhait de bonnes vacances, une tasse de thé sitôt servie, sitôt vidée. Les Syriens resplendissent de bonté.
De la beauté, révélée dans d’innombrables iris verts et bleus, des peaux mates et dorées, des rides de courage, des sourcils et des barbes noirs ébènes et puissants, des mains rugueuses et douces sur lesquelles on peut lire toute une vie, les coiffures sophistiquées des petites écolières, la prestance des belles femmes et leurs vêtements bien taillés, le kohl brun sur leurs yeux et le bordeaux sur leurs ongles, ces hommes vêtus de keffieh à carreaux dans la rue et dans les champs, et ces femmes assorties de voiles qui révèlent une technique pointilleuse et certes cachent la beauté mais révèlent la fragilité touchante.
De l’esthétique, allant de l’architecture des bâtiments et des églises et leurs innombrables dorures et ornements, jusqu’aux simples paquets de cigarettes épurés d’ignobles images et de violentes couleurs, les nappes et tapis aux motifs de l’Orient, les vieilles belles voitures usées et utilisées ici, pourtant considérées comme des voitures de collection ailleurs, la vaisselle chic pour tous les événements du quotidien, les pistaches qui trônent sur les pâtisseries, les boîtes marquetées incrustées d’ivoire, les multiples petits restaurants et cafés et leurs plats typiques qui font un formidable affront aux fast-foods vulgaires et gras, des danses traditionnelles connues de tous, durant lesquelles pas coordonnés et voilettes gracieuses s’agitent dans un rythme musical parfait, formant ces chaînes humaines qui main dans la main oublient tout et dansent, ces étales d’épices chaudes et ocres, ces diverses sortes de noix, ces thés de feuilles et fleurs séchées, ces étoffes rutilantes que l’on n’ose pas effleurer du doigt.
Des rires amusés surgissent de scènes incongrues, comme cet homme qui se rend à la banque centrale de la ville à cheval, ce panier qui tombe du ciel subitement, et qui repart vers les hauteurs des bâtiments à présent chargé de victuailles, ces conduites abracadabrantesques qui font fi de la priorité à droite et aux piétons de s’inventer un passage, ces vendeurs sur le bord des grandes routes, qui agitent de gros poissons tendus au bout d’une perche, ces filets et amas de câbles électriques sur le fronton des maisons, les tableaux des disjoncteurs ouverts sur la rue, et sur lesquels il faut toujours veiller à jeter un œil au passage et relever les compteurs qui auraient sauté, ces petits enfants au volant ou une clope au bec, le petit prix des choses du quotidien, comme un sandwich de rue à 1 €, de même pour une bière en terrasse, des kilos de fruits et légumes pour des piécettes…
Alors je profite de ta pureté, de ton naturel et je te souhaite de ne jamais atteindre l’état de nos pays d’Occident où l’amour, la beauté, la générosité et l’esthétique sont si meurtris.
Belle Syrie, je continuerai de t’aider à lutter contre tes malheurs en soutenant tous les projets et actions qui s’y lancent, et même s’ils étaient réduits à néant, ma prière, elle, invisible, perdurera.
Lucile, volontaire en Syrie
Responsable des volontaires