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« Ô Seigneur, prends soin d’eux avant de t’occuper de moi ».

« Ô Seigneur, prends soin d’eux avant de t’occuper de moi ».

Sur les murs du village de Teleskuf, des inscriptions calligraphiées en arabe, parfois accompagnées d’illustrations, ont remplacé les graffitis infâmants de l’Etat Islamique, sur ces mêmes murs où l’on aperçoit encore les stigmates des combats contre le groupe terroriste. J’ai passé la moitié de ma mission dans ce village, passant au fil des allées et venues quotidiennes devant ces inscriptions qui véhiculent des messages de paix et d’espérance. L’une d’entre elles m’a particulièrement marqué : elle se trouve sur notre trajet habituel vers le centre de Teleskuf, à côté d’un modeste magasin dont le propriétaire nous salue chaleureusement à chacune de nos entrevues, souvent plusieurs fois par jour.« Ô Seigneur, prends soin d’eux avant de t’occuper de moi »

Intrigué dès mon arrivée par cette inscription en langue inconnue, j’ai compris le sens de cette maxime à travers l’hospitalité des irakiens à notre égard, bien avant d’en déchiffrer le sens littéral sur le mur avec l’aide de nos salariés locaux. Car c’est la traduction concrète du sens de l’abandon à Dieu qui prévaut chez les chrétiens d’Irak, qui dicte nombre de leurs agissements, et que l’on ne peut que toucher du doigt en tant que volontaire. Partir en Irak pour 4 mois, à 22 ans, au milieu de ses études, c’est certes abandonner pour un temps sa vie en France, sa famille, ses amis, ses certitudes, pour s’ouvrir à la réalité d’un pays, d’une culture qui semble toujours nous échapper. Mais je sais qu’à la fin, ce sera le retour chez moi, à la « vie normale », après ce qui n’aura été qu’une parenthèse dans mon existence.

 

Pour les chrétiens d’Irak, la « vraie vie » est ici et est faite d’abandons autrement plus définitifs, de sacrifices dans l’exil, dans les déplacements forcés. Je garderai en mémoire cette famille d’Alqosh : Rony, ce plombier travaillant à mi-temps pour les forces de sécurité du Kurdistan, ses enfants, sa sœur et ses parents. Ils vivaient dans une ancienne maison du vieux Alqosh, en bordure nord de la plaine de Ninive. Lorsque nous leur rendons visite un jour d’avril afin d’évaluer leurs besoins en vue d’une donation, leur modeste demeure respire la joie, cette joie de l’accueil si spontanée chez les Irakiens ; les questions et les conversations fusent en français et en soureth. L’architecture voûtée de la pièce figure ce cocon familial où les générations se côtoient et duquel on ne veut pas s’arracher. Au moment de partir, Intissar, la doyenne de la famille, nous retient en nous étreignant et en nous faisant promettre de revenir. Pourtant, la semaine suivante, elle est seule à nous ouvrir sa porte. 3 jours plus tôt, ils sont presque tous partis : Rony, sa femme, ses enfants et sa sœur. Pour la Jordanie, pour une nouvelle étape où ils reprendront leur vie à zéro en vue d’atteindre l’Australie, sûrement des années plus tard. Lorsque nous lui parlions quelques jours plus tôt de notre expérience de volontaire ayant quitté son pays pour se mettre au service de la mission, lui savait probablement qu’il allait franchir le pas de manière bien plus décisive, abandonnant sa terre natale et ses parents, sans perspective de retour. 

Parti en Irak pour encourager les chrétiens d’Orient à bâtir un avenir chez eux, je me heurte à cet abandon soudain. Certains autres volontaires sont dans l’incompréhension, d’autres dans la révolte, le désarroi face aux larmes de la mère, face au visage fermé de nos salariés qui semblent affectés par la situation, eux qui nous ont tout appris sur leur pays. Quant à moi, je suis habité par l’émotion qui nous submerge tous, et me sens soudainement impuissant face à cette tragédie qui se joue devant moi ; toute ma fierté des actions déjà réalisées durant ma mission, jusqu’à la satisfaction d’avoir pu fournir à Intissar et sa famille le réfrigérateur dont elle avait besoin, tout cela passe au second plan.

C’est pour moi d’abord un rappel de cet exil permanent des chrétiens d’Irak, qui n’est pas qu’une statistique, mais bien une réalité dont on fait l’expérience physique. C’est surtout une grande leçon d’humilité sur le travail quotidien de notre mission, simple goutte d’espérance versée dans un océan de difficultés qui continuent de pousser les chrétiens à l’exil. Cette goutte, c’est le sourire d’Intissar, lorsque nous lui promettons de revenir cuisiner chez elle la semaine suivante, de ne pas « l’abandonner ».

Ce sourire derrière les larmes, vaut bien tous les petits abandons que j’ai pu concéder, car c’est dans les petites choses, les marques de gratitude même minimes, que j’ai véritablement pris la mesure du sens de ma mission. Des gouttes qui s’accumulent et forment des rivières d’espoir.

 

Car ces gouttes, ce sont aussi les dizaines d’enfants de chœur et de premiers communiants à l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul d’Erbil, nouvelle capitale des chrétiens d’Irak, les centaines de pèlerins réunis lors du pèlerinage de Pentecôte à Alqosh organisé par SOS Chrétiens d’Orient, les milliers de chrétiens chaldéens venus de tout l’Irak et de l’étranger pour participer à la fête patronale du village d’Araden le 15 mai, que j’ai eu la chance de photographier, et les dizaines de milliers qui souhaitent rester sur leur terre ancestrale et y bâtir à nouveau. Tant de raisons d’espérer un futur meilleur pour toutes ces communautés que j’ai rencontré lors de ma mission : les chaldéens de la plaine de Ninive, de Teleskuf, Alqosh ou Araden, les assyriens de Sarsink, Sherafia et Karanjok, les moines syriaques du monastère de Mar Matti. 

 

Je n’ai pas revu Intissar. Parti pour un nouvelle page de ma mission à Badaresh, j’ai tenté de mettre en pratique ces quelques mots simples et de les vivre au quotidien : humilité, espérance et abandon à la Providence, à Dieu qui pourvoit à nos besoins et à ceux des chrétiens que nous sommes venus aider modestement, comme une réponse à l’invocation peinte sur le mur de Teleskuf.

Alaha madhiedle. « Dieu donne plus ». A Badaresh, à la suite d’un déjeuner copieux, Amira nous apprend cette formule de politesse en soureth, utilisée pour clore un repas. Ces moments de partage sont pour moi parmi les plus touchants, quand une personne nous fait découvrir un mot de sa langue maternelle. In sha Allah, Allah bil kheir… Dans la bouche des Irakiens, Dieu est toujours présent, bien davantage qu’à travers celle des français.

 Face aux nombreux imprévus de la mission, aux incertitudes, aux petites contrariétés qui peuvent survenir dans ma vie de volontaire, je décide ainsi de m’en remettre à Dieu et à sa Providence. Si les chrétiens d’Irak l’ont fait dans la fuite, l’exil et les persécutions, pourquoi ne pourrais-je pas le faire dans mes petits soucis futiles du quotidien ?

La seconde maxime que l’Irak m’a enseignée, c’est l’espérance. Derrière chaque Irakien au visage digne ou au sourire affable, se cache souvent une histoire difficile, parfois tragique. Certains nous la racontent volontiers, comme Sami, ce père de Teleskuf séparé de ses deux enfants, certains l’évoquent au détour d’une conversation sans rentrer dans les détails, comme cette famille dont le père est en prison à Bagdad ; chez d’autres, comme cet enfant au visage brûlé de l’orphelinat d’Alqosh, on ne peut que l’imaginer. Face à ces histoires de vie difficiles, et face à l’exode des chrétiens qui se poursuit, j’ai pu être tenté par la facilité du pessimisme, par une vision désabusée de la situation. Mais l’espérance est un risque à courir. Pères de famille, nos salariés Idmon et Evan ont fait le choix de rester en Irak lorsqu’ils auraient pu partir, et d’élever leurs enfants ici. Avec Ragheed, Maryam et John, ils ont décidé de se mettre au service de leur communauté, au service de l’espérance. Après quatre mois de mission, je suis toujours touché lorsque je les entends parler de leur attachement pour cette terre.

 

 

Enfin, l’humilité du quotidien, dans les choses les plus simples, les tâches ménagères de la vie en communauté, les activités qui peuvent sembler fastidieuses, car c’est le sens même de la mission, de se mettre humblement au service de son prochain. Les Irakiens sont pour moi un exemple, eux qui n’hésitent pas à se mettre en quatre pour des inconnus qui viennent franchir leur porte, qui se disent honorés de notre simple présence, qui ne manquent jamais de nous apporter un repas, un poulet grillé ou un shawarma, de nous offrir une cigarette, une bouteille d’eau fraîche, un regard ou une main experte en menuiserie sur un chantier délicat, un simple sourire, une main tendue en l’air puis portée sur le cœur en signe de respect. A Teleskuf, Sami nous accueille dans sa maison ; très pauvre, il possède pour seul mobilier des dizaines de statuettes religieuses, dont un beau buste de Jésus qu’il offre à Jean, un ami volontaire. C’est cette humble générosité, cette simplicité que je veux retenir.

 

Au-delà des enseignements que j’ai pu en tirer, la mission a été une découverte perpétuelle, une succession d’images, d’odeurs, de bruits, de scènes de vie qui s’offrent à nos sens, que l’on veut d’abord imprimer dans sa mémoire en tant que nouveau volontaire à peine débarqué en Irak, puis auxquelles on s’habitue à mesure qu’on croit connaître le pays, et qu’on se remémore avec nostalgie une fois venu le moment du départ. Une tête juvénile qui dépasse à peine du volant d’une Jeep, la joie expressive d’un mariage célébré sous un pont sur l’autoroute, un troupeau de moutons placides qui traverse la route sous l’œil attentif d’un berger sur son âne, toutes ces scènes qui nous font sourire en tant qu’étranger.

Comment oublier la beauté des paysages, des couchers de soleil rougeoyants sur les plaines un jour verdoyantes et fraîches, devenues arides et brutes le lendemain, la pureté des pierres d’un monastère qui veille sur la terre d’Irak depuis les premiers siècles, ces croix qui se détachent sur le ciel bleu ou se dessinent sur la façade d’une maison, l’esthétique d’un costume traditionnel chamarré, porté avec fierté, d’un cortège pascal et ses bannières aux couleurs d’un saint patron, des danses au pas minutieux et rythmé, dicté par une musique assourdissante, d’une peinture murale de Saint-Georges en style médiéval, l’esthétique plus discrète qui se révèle au creux d’un détail, un chapelet ouvragé tenu derrière un dos voûté, une mantille en dentelle figurant Notre-Dame-de-Lourdes sur des cheveux noirs en prosternation, les rayonnages d’un magasin d’épices dont les odeurs font voyager, les tasses de café aux dorures précises, l’odeur de cardamome qui s’en échappe, le marc de café qui dessine des formes dans lesquelles on lit l’avenir, une main à la peau mate qui manie le pressoir à grenades, promesse d’une boisson rafraîchissante, une autre qui gratte les cordes d’un oud dans un moment musical improvisé sur une chaise en plastique, à l’ombre des arcades d’une maison de quartier, un plateau en faïence ouvragé, rempli de figues et pêches séchées, qui distillent leur saveur une fois mis en bouche, une couronne de fleurs tressée et offerte à l’occasion d’une rencontre, un visage rugueux aux sourcils noirs et drus qui nous observe de derrière un keffieh décoloré par le soleil, la moustache soignée d’un militaire kurde, le portrait martial du premier ministre, un drapeau assyrien qui flotte sur la vallée de Sapna, des fanions de partis politiques, verts, jaunes ou rouges, qui s’agitent dans la brise chaude de l’été, témoins d’un peuple aux multiples allégeances, mais qui partage une terre unique et millénaire…

Je veux et j’espère ne jamais oublier l’Irak et son peuple parmi lequel j’ai vécu ces quatre mois et qui m’ont fait me sentir chez moi dès les premiers instants. Terre des premiers chrétiens, terre d’histoires anciennes et foisonnantes, accablée par l’Histoire et ses soubresauts. Parti en pensant sortir de ma zone de confort, je ne me suis jamais autant à ma place qu’en foulant ce sol étranger ; en voulant aider, je n’ai jamais autant reçu. Partez, osez la mission, elle vous transformera à coup sûr.

 

Merci à Marie, Victoire, Pétronille, Joseph, Marie, Louis-Martin, Brieuc, Jean, Geneviève, Lilou, Alix, Marie, Elise qui m’ont accompagné durant cette mission, à nos salariés John, Evan, Ragheed, Maryam et Idmon, ainsi qu’à notre chef de mission, Grégoire.»

Augustin, volontaire en Irak

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