Certains passages de ce texte peuvent heurter la sensibilité du lecteur non-averti. Le style d’écriture propre à son auteur n’a pas été repris pour garder l’authenticité de ses découvertes et le cheminement de sa pensée. Être volontaire ne fait pas d’un homme un héros. Un jeune vient avec ses apriori, ses stéréotypes et ses peurs.
Chantier chez la vieille dame du bidonville.
A dix rues de la « Kinissa », l’église du village des 500, habite un adorable paquet de fichus noirs. Un carré de vieille peau fripée au sourire discret mais aux yeux qui pétillent. Notre bonne mère du bidonville loge dans trois pièces de poussière au rez-de-chaussée d’un immeuble. Le portail en fer donnant sur un escalier étroit en béton, à droite au bout, immanquable. Pourtant, nous avons mis du temps à nous repérer, les rues ne sont pas nommées et rien ne ressemble plus à une allée de terre battue qu’une autre allée de terre battue. On nous avait pourtant montré le chemin les premières fois.
Intelligent, nous avions comme le petit Poucet laissé dans notre mémoire quelques indices de passage : après la rue au début pavé, perpendiculaire à la pancarte aux numéros de téléphone, à mi chemin une demi-cour ombragée. Ayant bataillés pour être autonome et y revenir seuls en Tuk-Tuk, nous avons été pris à notre propre piège et longtemps avons zigzagué. Apparition étrange et presque surnaturelle pour ces oubliés des balcons qui, en mettant leur linge à sécher, tombent sur quatre européens en goguette cherchant leur chemin parmi les poubelles.
Nous effectuons là-bas notre premier chantier dans le village. Jamais je n’ai été témoin d’un intérieur aussi misérable. Beaucoup d’intérieur sont simples et l’on pourrait donc dire pauvre : les bicoques de pêcheur sur le lac Ganvié eu Bénin, les maisons de torchis du Dasht-e Kavir iranien, le poêle et le lit tapis des yourtes mongoles. Pas d’eau courante, pas d’électricité, une simplicité qui loin d’être repoussante donne l’image d’une frugalité heureuse, presque enviable. Ici, l’eau et l’électricité sont là mais l’endroit est misérable. Insalubre déjà, les cafards grouillant à chaque coin de meubles, les toiles d’araignées, les moucherons pullulant comme dans une caverne.
D’ailleurs pas de meubles à proprement parlé, plutôt un amas de broques, bouts de cartons et morceaux de bois, journaux déchirés, icones moisies par l’humidité. La vieille vit et se meurt doucement dans ce capharnaüm. Sa chambre, laissée ouverte, sans pudeur, est dans le même état, pleine de poussière, puante, la vermine se devinant sous les draps. Les toilettes fermées d’une toile dans la cuisine même. Haut le cœur lors de notre entrée, rejet naturel des trippes.
On y retape la deuxième chambre pour son fils qui n’est pas marié. Pièce débarras sans fenêtre, les briques rouges sont à nues, tout est à faire. D’abord déménagement des brocs innombrables peuplant la pièce. Il semble que moins on a, plus on garde, chaque bibelot, aussi insignifiant soit-il incarnant la propriété, droit commun du dernier des déshérités.
Les cavernes d’Ali Baba de chiffons sont l’apanage de ceux qui n’ont rien et donc entassent par peur de perdre. Il faut ensuite monter au front des indésirables, tout ce remue ménage ayant réveillé la vermine des dessous. Au jet d’insecticide nous gazons non sans un certain plaisir les nids de cafard, repères d’araignée, conglomérats de moustiques. Plus tard, l’ouvrier fera la première couche de plâtre puis nous l’enduit et enfin la peinture. Outre la satisfaction du travail manuel qui, pour nous, petits étudiants citadins aux mains blanches et sans bossures, élève l’âme de la même façon que le ménage quotidien de l’appartement le jeudi matin, nous vivons une expérience sociale marquante. Une sorte de laboratoire d’humanisme, un projet test sur le contact humain.
La vieille ne parle pas un mot d’anglais et nous sommes seuls sans notre traductrice. Personne ne nous connait dans le quartier et ce n’est pas sans appréhension qu’on nous dévisage les premières fois. Les visages sont naturellement fermés, hostiles presque. On nous salue du bout des doigts. Nous arrivons avec notre truelle et nos raclettes, nous enfermons dans la pièce et ne sortons que rarement.
La magie du temps et de la curiosité œuvrent sans que nous le sachions. Des visiteurs, jeunes garçons, bébés morveux avec leur grande sœur, voisin de l’étage se faufilent pour nous apercevoir dans l’action. Les manches retroussées étalant, garçons et filles, l’enduit dans la chambre de cette vieille dame encore invisible pour eux la veille. D’abord timides, certains sont plus entreprenants, osent quelques monosyllabes en anglais. Au fur et à mesure, que nous tartinons la pate blanche, les visages se décrispent, des sourires s’étalent progressivement comme un enduit d’amitié. Notre hôte aussi change à vue d’œil de jour en jour. Fatiguée et renfermée, elle rajeunit à la mesure de l’avancée des travaux, au même rythme que la nouvelle beauté de sa chambre.
Mais notre bonne mère se fait aussi plus entreprenante pour notre plus grand désespoir. Une après-midi, elle nous force à casser la croute avec elle. Le verbe forcer peut paraitre un peu excessif mais l’effort de volonté était véritablement colossal. Habituellement bon public de table, y compris pour les nouveautés culinaires aussi folkloriques soit-elle, ce déjeuner m’a appris l’humilité vis-à-vis des prétendues capacités d’adaptation de mon estomac. Après un hors d’œuvre d’œufs brouillés sentant bon la bille jaune des mauvais jours, Madame nous sort le fromage. D’une boite en fer blanc, une substance grise, compacte bien que s’effritant facilement en petites miettes, pas de vers mais une odeur insurmontable, des phéromones à retourner les tripes d’un malfrat légionnaire.
Le chef récolte les honneurs des premières poignées de main, du crachoir qu’on lui passe comme un hochet, mais la chéfiture implique aussi des devoirs, un esprit de sacrifice. L’échappatoire n’est pas envisageable, notre hôte n’a rien, pas d’autre fenêtre d’amitié, de rédemption, de joie que de nous offrir le peu qu’elle a. L’hospitalité en Orient est un dû mais aussi un devoir presque sacramentel. L’échange doit être physique, charnel, la translation d’un don et d’un contre don. Pour les plus pauvres, le partage est souvent sur le terrain alimentaire. Le menton haut, respirant par la bouche, j’avale un bout du substrat à l’aide d’un morceau de pain. Sans surprise, c’est à vomir, fort, presque acide. J’en reprends une, deux fois. Et vainqueur devant le sourire satisfait de la vieille repose le couperet de mes pauvres boyaux.
Chaque fois, nous avons eu droit à une marque de sollicitude alimentaire. Notre bonne mère ayant devinée notre embarras, elle s’est concentrée sur les breuvages chauds et les aliments sans risque à épluchure : oranges et bananes. Pose de l’enduit et pauses pour boire le thé. Foot que nous tapons avec les garçons du voisinage, pinçage des joues des bébés qui se baladent pieds nus. Peu à peu, les gens s’attachent et attendent notre venue. Certaines mères musulmanes, les joues pleines et dodues débordant de leur foulard nous lâchent aussi des sourires, lèvent la main à notre passage. Ce sont des victoires qui font chaud au cœur. Comment d’une méfiance initiale, nous avons pu amorcer un contact amical, briser la glace des différences pour se retrouver dans la langue universelle des poignées de main et des sourires d’enfants. Au risque de se la jouer sentencieux, peu de peuples inapprivoisables pour des jeunes gens de vingt ans.
Trop jeune pour éveiller la méfiance, l’envie, la jalousie. Assez de fraicheur et de simplicité pour amadouer les cœurs les plus circonspects.
Le Cooking Family
Nous ne venons pas pour donner. C’est ce que je m’efforce de faire comprendre aux responsables que nous rencontrons. Nous, volontaires SOS, gamins de vingt ans parachutés au Moyen-Orient avec nos bonnes volontés et notre chapelet entre les dents, ne sommes pas des professionnels de l’aide. Loin s’en faut, nous sommes au contraire, des amateurs, des éternels novices dont le tâtonnement tient gage de fraicheur dans l’action, de naturel dans la démarche sans cesse réinventée.
Nombre de grandes ONG donnent déjà, véritables corps expéditionnaires, ils larguent en une journée ce que nous pouvons donner en une année puis repartent aussitôt.
Chez SOS nous recherchons autre chose, un contact, un échange réciproque dans le don. Surement plus égoïstes, nous rappelons sans cesse que le don appelle le contre-don. Je n’ai pas mis mes études en parenthèses, donné des sueurs froides à maman pour ne rien ramener dans ma besace à souvenirs. Sans quelques pavés pour le chemin de mon accomplissement personnel. Nous obligeons au partage, à la dignité de l’équilibre dans la balance de l’échange. Quand nous visitons nos pauvres, nous mettons les familles en situation d’être les premières à donner. Elles offrent le thé et le café de bienvenu. Ce n’est qu’après, lors de le deuxième visite que nous donnons : colis alimentaire, médicaments, couches. Cela demande un peu d’imagination et beaucoup d’énergie pour trouver de nouvelles activités.
Le Cooking Family est une trouvaille astucieuse. Le constat est simple : auprès des gens qui n’ont rien ou très peu, malades ou vieux, avec la barrière de la langue, de la culture et du niveau de vie, comment initier un partage, un troc de bonnes intentions un tant soit peu équitable ? La cuisine constitue une solution pratique. Activité manuelle universelle, apanage et fierté des mères de famille, secret bien gardé des grand-mères, elle incarne la transmission. Encore plus dans les milieux pauvres où l’alimentation occupe dans le ménage une place importante.
Nous sommes arrivés dans l’appartement de ces deux sœurs célibataires avec tous les ingrédients du Cochari dans le cabas de course. Mi sérieux mi malicieux, nous demandons à nos deux mamans le sésame de la recette de cette spécialité égyptienne. La plus jeune des sœurs se prend au jeu. La face molle et flasque soudain réveillée par le sens du devoir, elle attrape deux des garçons pour les tirer en cuisine. Bruits de casseroles, de sacs qu’on déchire, ordres en arabe, éclats de rire. La préparation du plat se met en train. C’est un travail d’équipe.
Je risque l’œil bien conscient des risques que courre un non initié dans une cuisine gouvernée par la maitresse de maison. Le riz, les lentilles et les pates cuisent dans trois casseroles différentes, la sauce rouge repose à côté, les oignons frits sont déjà prêts. Tous ensemble, on s’attable ensuite dans le salon. Récitons le bénédicité. On nous raconte l’anecdote célèbre du Cochari.
Lors de la construction du canal de Suez travaillaient des Indiens, des Italiens et des Egyptiens. Les premiers mangeaient du riz, les seconds des pates, les troisièmes des lentilles. Un jour, ils ont décidé de casser la croute ensemble. Un malin a dû se dire, scellons nos amitiés dans le vrai de la casserole, dans la chaire d’un met partagé, amis, mélangeons nos vivres, soupons tous dans le même plat. Ainsi, naissait le Cochari. Nous faisons bonne chaire et raclons la casserole jusqu’à la dernière lentille. Les deux sœurs semblent contentes et nous demandent de revenir. Venez souper à Pâques et avec de la viande !
Dr Jeannette et les drelins drelin.
Une fois par semaine, nous passons la matinée et le déjeuner avec les handicapées de Dr Jeannette. Dans la « Maison de l’espérance », vaste maison, banale, avec un petit jardin, logent et vivent une dizaine de filles. Elles sont jeunes, elles sont gaies.
Cela fait un peu lieu commun, confiture sentencieuse que d’associer immédiatement handicap et joie de vivre, comme si pour prévenir la pitié du visiteur nouveau venu : « regardez très cher comme elles sont gaies ! ».
Je suis honnête avec moi-même et ce n’est pas vraiment la pitié qui m’est venue en premier hoquet, plutôt une gêne, gêne affreuse face à la laideur. Envie de prendre ses jambes à son cou. La vieille dame, le vieux monsieur de l’auspice ont été beau, fort un jour, entier. On y distingue encore, au détour d’un regard, d’une parole sensée, d’un geste l’homme ou la femme qui a vécu pleinement, la plante qui a fleuri avant de faner. Ici, la fleur est difforme, gâtée depuis la graine. Une humanité tronquée, ratée dès le départ dans l’aquarelle du mauvais peintre. Pas de sublime car l’imagination ne fonctionne pas, ne peut rien tisser à rebours du donné physique devant soi. Une monstruosité de naissance qu’on ne peut expliquer, sans passé, sans futur, sans espoir de beauté. Terrible impression de départ.
Les activités sont simples et presque rituelles : prière tous ensemble, parties de dominos, figures de Kapla, danses dans le salon, jeux dehors quand le temps le permet. L’handicap mental, plus ou moins léger selon les filles, décide du niveau d’élaboration de l’occupation du jour.
Chacune a son caractère comme une troupe de vilains nains de Blanche Neige : Fahima la farceuse, Ana la drama Queen, Catherine la joyeuse, Boga la douce etc. C’est après plusieurs séances que mon regard a changé. Certes l’habitude a peut-être forcé l’approbation, le jaillissement du sens, l’éclatement de la signification religio-mystique.
Face à l’incompréhension, l’esprit et l’imagination travaillent en arrière plan, trouvent une raison à l’inexplicable. Il faut bien légitimer la longue attente des parties de domino. Ne pas avouer avoir perdu son temps. Peut-être que je me mens à moi-même mais la beauté a éclot tout d’un coup. Peut-être après la troisième ou quatrième séance. Lorsque descendant dans le sous-sol, corvée de ramassage des filles pour la prière, l’une d’entre elle est venue et m’a prit le bras souriante, instinctivement pour monter les escaliers. Rien de nouveau sauf qu’à ce moment j’ai trouvé son visage beau. De la mâchoire toujours proéminente, des dents cariées, du dos bossu et de l’odeur de pipi, l’harmonie avait jailli, était là comme retrouvée.
Tout a été plus facile à partir de ce moment là et j’ai réalisé la chance que nous avions. Cette chance rare de pouvoir avec très peu procurer beaucoup de joie. Les filles nous attendaient tous les mardi matin et c’était ce qui comptait. Une fois, nous les avons croisées par hasard dans le sous-sol d’une église lors d’une animation paroissiale pour les handicapés. Joie immense lorsqu’elles ont reconnues nos visages, ont accouru autour de nous devant les regards hébétés de l’assemblée.
Comme une icône orthodoxe, Docteur Jeannette est l’âme veillant la maison. Elle était pharmacienne et a consacré sa vie aux autres, aux plus fragiles. Extrême de pudeur, nous ne savons rien sur sa vie, elle ne parle presque pas. Seules les photos du salon témoignent : l’une d’elle est prise avec le Pape Jean-Paul II.
Du lit aux repas, à la vaisselle et au linge sale, aux petits tracas de cœur, elle œuvre de son pas lent, de ses gestes sûrs, en quelques mots, bas, parfois durs, dénouent les situations, fait marcher cette curieuse maison de fous. Une douceur ferme avec les filles qui l’adorent, la vénère. Mère, intendante, ouvrière, elle fait tout. Lorsqu’elle nous parle, elle ne parle pas d’elle mais des filles : tel nouveau copinage, telle petite dispute. Une gentillesse discrète et une bienveillance sincère. Une des volontaires a eu un jour l’appendicite, en catastrophe, il fallait l’opérer dans la journée. Un sénile à barbe et blouse blanche avait été dépêché pour l’opération. Bien vite informée, Docteur Jeannette est intervenue avant le drame, les mains sûres et expérimentées de son fils chirurgien ont remplacé les mains tremblotantes du vieux docteur désigné.
Savoir que dans le monde agit dans l’anonymat le plus total, des saintetés aussi lumineuses. Docteur Jeannette fait partie de la nation des bontés oubliées, des vies données sans compter. Chapeau bas.
Paulette
Certaines figures nous marquent plus que d’autres, restent dans la mémoire par je ne sais quelle manœuvre de l’esprit. Deux sentiments proches y concourent : l’effroi et le sublime. L’effroi, sorte de peur mêlée de curiosité qui paralyse devant une nouveauté flagrante, un autre profondément différent. La face terrible du mongole sur son cheval, le kurde et son chalva au détour d’un chemin, la vieille sorcière zoroastrienne sortant d’un trou dans le désert. Le sublime, impression qui, avec un peu de sensibilité et de sens de l’image, suit l’effroi primordial. La sensation d’un beau à l’état brut, d’une harmonie des premiers jours, d’un type de vie, d’un caractère universel tenu dans un visage. C’est l’effet que m’a procuré Paulette, grande dame de 99 ans, la première fois que je l’ai vue.
Visiter les auspices de vieux ne fait pas partie des activités les plus marrantes chez SOS. Facile à mettre en place, ne coutant rien que des sourires, il permet de boucher les trous de semaines. Nous sommes dans le social pur, le présentiel gras. Aller et rester au chevet des personnes du troisième âge pendant une après-midi pour le seul réconfort que procure la présence.
Pour des jeunes habitués à l’action, cela parait bien ingrat au début. Partis au Moyen-Orient en quête du cliquetis des côtes de maille, nous nous retrouvons à agiter l’épée au milieu de vieilles peaux fripées. La vieillesse rebute.
Embrasser à pleine bouche ces joues maigres et tirées, prendre ces mains, tas de veines bleues tremblotantes. L’odeur aussi est dure. Les normes européennes ne sont bien sûr pas au rendez-vous et l’air général d’urine maturée remplace l’air bétadineux des EHPAD parisiennes. J’ai eu du mal au début.
Cette vieille n’est pas ma grand-mère, de quel droit mérite-t-elle ma tendresse ? Il faut prendre sur soi. Dans ces auspices égyptiens, on meurt doucement dans l’anonymat d’une chambre sombre aux draps sales. Tout transpire l’échec. Ce peuple-ci est seul et a été abandonné. En Orient, la famille est l’assurance vieillesse ancestrale, les fils, les petits fils veillent leur vieux dans leur propre foyer. Quand on se retrouve en maison, c’est que l’on n’a pas eu d’enfants ou qu’un drame est survenu : morts prématurées, abandons, immigration dans un pays lointain.
Paulette loge dans l’asile international des vieillards tenu par les bonnes sœurs. L’endroit est charmant, dans une grande maison d’époque aux plafonds hauts et aux chambres spacieuses. Si vous voulez lui rendre visite, Paulette réside dans l’avant dernière chambre du fond à droite, au premier étage. Vous serez d’abord frappé par son visage, masque de vie, masque de la mort. Allongée dans ce qui sera probablement son dernier lit, elle invective les visiteurs opportuns. Nous, elle nous fait asseoir, deux sur le lit, les autres sur les chaises.
On pourrait croire qu’à l’approche du grand inexplicable, les sens se calment, une sérénité langoureuse s’empare de l’être et l’apaise, le mène doucement, le berçant presque, vers ce grand voyage qu’est la mort. Il n’en est rien pour Paulette.
Cette femme est un volcan d’injures, de doutes, de remords et d’espoirs. Avec toute sa tête, elle a peur, profondément peur de la mort et de ce qui l’attend. « L’au-delà existe-t-il ? Ai-je été suffisamment bonne ? » Je n’ai donné qu’un fils au Seigneur, j’en voulais plus. Une ébullition de souffrances qui dure depuis huit ans, date de son arrivée dans ce grand lit blanc. Elle parle français et crache sur les filles de service qui en huit année n’ont pas fait l’effort d’apprendre la langue de Molière pour discuter avec elle : « Elles sont ignorantes et le pire, c’est qu’elles veulent le rester ».
Elle appelle une amie religieuse pour démêler ses interrogations métaphysiques. Pas de réponses claires, elle a arrêté. Une rage de ne pas savoir, de pas être sûr. Le va et vient incessant entre un grand espoir et un grand désespoir. « Que Dieu me prenne ». A chaque visite, elle nous supplie inlassablement de prier pour que ça en finisse. Anecdote noire, lorsque mise au courant des débuts du Coronavirus, elle a renouvelé les embrassades : « Donnez-le-moi ce satané virus ! ». Malgré tout, il y a des moments de joies, petites, fugaces comme une apparition disparaissante entre deux sanglots. Une lumière qu’on saisit dans l’éclat de ses deux yeux bleus.
Paulette a été une grande dame, belle, à succès d’amour. Elle nous raconte parfois du temps où elle « plaisait ». Pourquoi donc le sentiment du sublime ? Ce n’est pas une attirance pour le morbide du désespoir aigu, pour le poignant d’une haute souffrance mais pour les traits de cette figure humaine, profondément humaine. Cette égalité banale des êtres devant la mort, cette faiblesse universelle qui nous lie avant le grand saut.
Combien avant elle ont pleuré comme elle de ne pas savoir, de ne pas être sûr ? Ce doute comme sceau de notre existence, de la vanité de notre connaissance, de nos gloires intellectuelles. Nous savons tout et pourtant nous ne savons toujours pas le principal, l’incontournable pour tous les hommes. Pas le moment, plus tard, après. Un jour, nous serons tous comme Paulette et nous pleurerons de ne pas savoir.
On ressort de ces entretiens, faibles, épuisés. Remettons la question à plus tard.
Matthieu, volontaire en Egypte.
Responsable des volontaires